Comment expliquer le souffle, sans lui couper les ailes, ni le réduire à une dimension de simple respiration? Du premier cri au dernier soupir, le souffle mesure exactement la longueur de notre vie. Dès la naissance, il est là; prêt à s'ouvrir, point d'apprentissage nécessaire, le premier cri met en route un mécanisme encore inutilisé, mais déjà constitué, dû à la sagesse qui agit du plus profond de notre inconscient. Il ose s'affirmer, s'adapter pour suivre chaque étape de la croissance. Il va s'accorder au rythme de nos actions, de nos gestes, s'adapter aux moindres nuances de notre mouvement. Article paru dans le N°25 du magazine Sources de décembre 1989 / janvier 1990.
Le souffle reste le grand mystère de notre vie; car nous respirons sans le vouloir, sans le savoir et fréquemment, nous respirons mal. Mais écoutons-nous notre souffle, le sentons-nous, en sommes-nous conscients?
Pourquoi son existence n'est-elle perçue qu'en négatif, manque ou irrégularité, comme un organe que l'on sent seulement lorsqu'il est malade?
Ne pas respirer consciemment vient peut-être du fait que le système respiratoire est le système le moins conscient de notre corps, car la respiration et le diaphragme se situent dans la région du thorax la moins corticalisée ; il faudra donc du temps pour que la respiration devienne consciente, du temps pour qu'elle soit reconnue par nous comme un élément fondamental de notre transformation.
Connaître son souffle commence d'abord par la prise de conscience des différents mouvements du corps qui lui sont associés. Dans un corps raidi, les mouvements sont déjà limités, ventres immobiles ne laissant transparaître aucun élément de vie, nœud au plexus resserrant la partie basse du thorax, cage thoracique étroite.
Une main posée sur ces différents points, à l'avant comme dans le dos ou sur les côtes, permettra de sentir les mouvements d'inspiration et d'expiration à travers le corps.
Mettre son esprit à l'écoute de ce qui se passe sous nos doigts, sans intervenir pour changer quoi que ce soit: accepter sa respiration telle qu'elle est, lui donner le temps de s'installer, de s'habituer à notre attention; une certaine régularité s'établit progressivement et, à mesure qu'elle apparaît, percevoir qu'elle s'étale, se répand non seulement dans le ventre, mais dans tout le thorax.
Ce mouvement respiratoire que nous sentions au départ dans un espace réduit, prend peu à peu possession de tout le corps. L'essentiel est de découvnr ses propres sensations et passer ainsi d'une respiration mécanique et involontaire à une respiration plus ressentie.
Prendre conscience de son souffle demande un effort de concentration d'autant plus ferme au départ, qu'il est petit, juste utilisé pour vivre, donc souvent imperceptible, ne s'appuyant sur aucun support physique. Cette concentration volontaire du début fera place peu à peu à une présence d'esprit simplement posée, observateur - témoin de ce qui se passe.
Garder le contact avec le souffle peut paraître évident, mais le perdre est tout aussi facile; très vite, les pensées sont là nous distrayant. Notre présence d'esprit est bien souvent absente ou réduite à une veilleuse, particulièrement en période de fatigue. Nous sommes envahis d'associations mentales ou émotionnelles, sans rapport avec les circonstances du moment... ramener encore et encore notre esprit à cette respiration; car, autant les réflexes respiratoires sont donnés, autant notre présence d'esprit a besoin de devenir plus stable, plus forte.
La respiration appartient aux fonctions automatiques, mais elle peut aussi être perçue clairement par la conscience: position unique que seul l'homme possède. Comme la vague à la surface de la mer, elle appartient à l'océan, mais elle relie par son rythme le ciel et l'eau.
APPRIVOISER LE CORPS
Il est plus facile d'agir sur ce qui est concret en nous, le corps. Rester conscient de son souffle; sentir que ça s'ouvre, ça se ferme, ça inspire, ça expire et vivre la détente à travers ces simples moments en donnant à la respiration le maximum de liberté, pour qu'elle puisse jouer le rôle de masseur intérieur. Dans l'ensemble, nous avons tendance à retenir le souffle en cas de stress, même dans des situations très banales où l'attention est retenue. Limiter ou bloquer notre respiration va accentuer la tension. Amplifier le souffle, l'allonger, ouvrira en douceur les régions contractées.
Le seul fait de poser sa pensée en un lieu du corps et d'y envoyer son souffle aura un effet libérateur, créateur d'espaces. Là où la pensée va, l'énergie va... La tension se diffusera peu à peu. Autant les contraintes et crispations légères vécues quotidiennement pourront s'effacer à la suite de cette recherche, autant les tensions chroniques enracinées de longue date ne pourront être gommées.
Il y a plusieurs manières de traiter la résistance du corps: on peut la violenter, désirant un résultat plus rapide, on peut l'ignorer ou négocier avec elle. L'envie la plus courante, brusquer les choses, aura pour conséquence d'augmenter les résistances normales tant au niveau musculaire qu'articulaire. Négocier avec elle semble être l'attitude la plus positive: associer mouvement et respiration va amorcer un recul, une souplesse. Notre corps s'est habitué à un certain immobilisme, un certain déséquilibre. Le travail sera de le réouvrir en douceur et de le sortir de cette inertie installée dans laquelle on ne communique plus. Négocier avec la tension au niveau physique, c'est savoir où elle commence, connaître sa densité, ce qu'elle entraîne comme durcissement dans le reste du corps et par un geste conscient, l'aborder dans son côté le moins fermé, fouiller cette zone de tension, en explorant ce qu'il y a autour de cette limite, et, à partir de ce palier, chercher où cela peut lâcher.
Si l'on est conscient, avec le temps, on va accepter cette résistance, revenir... accepter le recul pour aller plus loin. L'important est de rester en relation avec son corps, de communier avec lui; il n'est pas quelque chose de séparé; nous le respectons; c'est à travers lui que nous allons développer notre sensibilité, et les sensations étouffées jusqu'alors pourront refaire surface.
La sensation est conditionnée par le mouvement et la respiration: un organisme ne sent rien d'autre que ce qui se meut dans ses propres limites. Lorsqu'un bras reste immobile pendant un certain temps, il s'engourdit et se vide de toute sensation; pour le sentir à nouveau, il faut rétablir sa motilité, sa faculté de se mouvoir. Une réduction de la respiration et du geste a pour effet de diminuer la motilité de tout le corps; aussi la façon la plus efficace de barrer la route aux sensations, trop douloureuses pour pouvoir être supportées, consiste à retenir respiration et mouvement. Une tension s'installe dans la partie la plus fragile du corps, qui correspond, généralement à la zone de fragilité psychologique; lorsque la partie ne peut plus supporter le blocage, ou qu'elle a été détendue par une aide extérieure, la tension se déplace dans un endroit plus disponible.
S'ouvrir, se détendre a un résultat moindre si la conscience est absente. Les effets ne seront obtenus que par la conscience que l'on a de cette ouverture, de cette détente: de la verticalité, de l'aplomb, de la tonicité ou de la stabilité. Cela transparaîtra dans la vie de tous les jours. Je peux réaliser en une fraction de seconde que la position de mon corps est mauvaise. Je me redresse, retrouve contact avec ma respiration, je m'ouvre.
JOUER AVEC LES EMOTIONS
Pour accompagner une émotion, la vivre sans se laisser entraîner par le flot émotionnel qui nous coupe de la réalité, il est nécessaire de contourner l'obstacle, de renforcer à côté, de prendre un appui: le souffle. S'installer dans un expir lent et profond. Se laisser inspirer. Ne plus couper le va-et-vient naturel du souffle. Nous restons proches de ce qui se passe, des sensations déclenchées par l'émotion, avec, si possible, cette clarté d'esprit qui permet de prendre une distance. Ainsi, même intense, il nous est possible de la conduire jusqu'au bout sans la nourrir ni la refuser; elle est alors vécue sans drame, sans que nous en soyons affectés. La vague émotionnelle passée, la vie reprend son calme, comme la mer après la chute du vent.
La maîtrise du souffle permet celle des émotions: se remettre dans son souffle est un acte de confiance, comme s'il y avait un autre sur lequel on puisse se reposer...
DEJOUER LES PIEGES DU MENTAL
Le mental, dit la tradition, peut être comparé à la reine des abeilles, les sens étant les abeilles. Quand la reine vole, les abeilles volent; quand la reine se pose, les abeilles aussi. Notre esprit n'est jamais en repos, car nos sens, antennes extérieures très développées, nous donnent sans cesse des informations. Les pensées qui en découlent, en perpétuel mouvement, fonctionnent en circuit fermé, répétant inlassablement les mêmes choses et nous poussent dans les mêmes actions. Comment parvenir à interrompre ce mouvement, démonter ce mécanisme ? L'apaisement du mental est le résultat d'un travail installé ailleurs, sur le corps, sur le souffle; la qualité d'attention portée sur ces deux éléments, a un retentissement immédiat sur les pensées; elles vont devenir tranquilles. Tout ce que nous avons dit précédemment sur le corps et les résistances, peut s'appliquer au mental, à savoir ne pas refuser ces tensions créées par les pensées, les reconnaître, voir l'impact qu'elles ont sur notre comportement, pour mieux nous en détacher. Dans le lâcher-prise, l'acceptation, la conscience se libère; elle cesse de s'identifier aux pensées, aux émotions, au corps. A cette phase de lâcher-prise, d'abandon des certitudes, fera suite une phase de reconstruction de la personne: grâce au souffle. Le souffle est à la charnière entre le corps et l'esprit; il est la partie la plus subtile du corps et la plus concrète de l'esprit. Il fait partie des deux à la fois. Physiologiquement, il permet au corps et au mental de se rejoindre. C'est pourquoi le travail sur la respiration est capital, car il influence autant l'un que l'autre. De même qu'il évoluait parallèlement avec le corps, il va également suivre un chemin parallèle à celui du mental: lorsque les pensées sont agitées, notre souffle n'est pas stable. Par notre effort de garder contact avec la vague respiratoire, nous donnons à notre attention un point d'application stable.
S'ABANDONNER DANS L'EXPIR
En favorisant l'expiration, le mental se libère de ses pensées tourbillonnantes, des conflits, des difficultés de tous ces fardeaux invisibles que chacun traîne avec soi, et qui nous maintiennent "malades".
L'expiration profonde produit spontanément une attitude d'abandon: abandon de nos peurs, de nos idées préconçues, y compris de notre besoin d'autocritique; à chaque expiration, nous restons conscients de ces mauvais sentiments, de ces craintes, nous les rejetons, et cela nous rend libres. Si nous n'en sommes pas conscients, il n'y a que le gaz carbonique qui sort. L'expiration nous rend disponibles; nous sommes souvent trop avides de prendre par l'inspir sans pouvoir lâcher par l'expir : expirer pour guérir de ce mal d'encombrement.
Au niveau du corps, puisque corps et mental s'interfèrent, et que les tensions de l'un se communiquent à l'autre, l'expiration va également dans le sens de l'élimination, et aussi de la purification. Ce qui se passe est symbolisé par une flamme à l'intérieur du corps, activée par le souffle à l'inspir, qui brûle la "souillure" ; durant l'expir cette souillure calcinée se dirige vers le haut et sort du corps. On met l'accent sur l'expir pour avoir plus de temps pour l'élimination, car il est important que cette souillure brûlée quitte le corps. Dans la rétention, on laisse le temps à cette souillure de se rapprocher de la flamme.
Développer la conscience au niveau du souffle amène une plus grande conscience au niveau du mental. Si la respiration est régulière, consciente, maîtrisée, le mental a la même qualité, à condition qu'il soit en relation exclusive avec cette respiration; s'il n'y a pas de relation, il ne se passe rien. Etre là, présent au présent, conscient de ses gestes, de ses paroles, de ses pensées, même s'il y a fuite, rester conscient de la fuite. Lorsqu'on marche, s'habituer à être conscient de ses pas, de son corps, pour les décontracter. Lorsqu'on écrit, se contenter d'utiliser les muscles de la main sans crisper ceux des épaules ou de la totalité du dos. Prendre l'habitude d'être de plus en plus conscient, développer une attention constante est le meilleur moyen de se recentrer, mais aussi de se protéger des agressions du milieu dans lesquelles on est plongé malgré soi.
Etre là, présent, c'est atteindre une autre dimension; c'est à la fois être présent à ce qui nous entoure dans le moindre détail, et, en même temps avec tout. Dans cette vigilance, le souffle peut exister plus librement. Il s'expérimente, se vit, plus qu'il ne se raconte, Etre attentif, mais sans idée volontariste, surtout si nous voulons agir sur lui par des techniques, pour l'allonger, le retenir, le suspendre.
"Il semble que la seule chose que l'on puisse tenter au niveau du souffle, c'est le laisser être" (Dürckheim). Respecter sa longueur, sa légèreté, sa constance pour que de lui-même, grâce à l'immobilité du corps et à l'apaisement du mental, il se place, s'affine, s'arrondisse, s'assouplisse ; respirer sans excès, posément, sans aucun effort particulier, l'accompagner. Laisser venir ce qui vient, laisser aller ce qui va: être là simplement. Dans ces instants privilégiés, où l'on est en harmonie avec soi, il y a conscience du souffle, du corps tout entier, et parfois un peu plus: un immense bien-être, l'impression de se ressourcer, de retrouver énergie et plénitude. Faire taire nos bruits intérieurs, que sont les pensées, les sentiments, et, avec l'aide du souffle, amener notre mental à se défroisser, se déplisser, comme un coquelicot dont les pétales fripés dans le bouton deviennent lisses en s'ouvrant, de même notre mental tendra vers le simple.
Source : www.vipassana.fr
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